Dominique Buisson, l'homme tout à fait Japon.
Quand j'ai été informée au printemps dernier de l'évènement Japonismes 2018 qui fête les 160 ans des relations diplomatiques entre le Japon et la France, ainsi que le 150 ème anniversaire de l'ère Meiji, quand le pays s'ouvrit à l'Occident; j'ai voulu présenter sur le blog différents portraits d'artistes, créateurs, personnalités ayant des "ponts" culturels, professionnels avec le Japon. J'ai tout de suite pensé comme une grande évidence à Dominique Buisson, car il est l'homme idéal de la situation puisqu'il est tout à fait Japon ^-^
Depuis longtemps il a consolidé des liens d'amitiés par de multiples voyages entre le Japon et la France, en les partageant à travers l'écriture, la photographie, les conférences, la recherche sur la civilisation japonaise. Vous pouvez retrouver tout cela sur son site: Le Japon de Dominique Buisson et écoutez Instant Japon sur Radio Grand Ciel, c'est délectable.
Le rencontrer au sein de son antre, où tous ses projets naissent et se finalisent sous différentes formes, dans de nombreuses archives, livres, était comme si j'avais rendez-vous avec Buisson Dominique sensei (maître en japonais et on inverse le prénom avec le nom) pour un instant Japon privilégié.
Sous le regard de son chat Mitsu, près des bambous, nous avons parlé de notion d'espace et de temps, de besoin de reconnaissance dans l'art, de vêtements, de Star Wars, de sa collection de maneki-neko, de kawaï, de Keiko Takemiya, créatrice de manga et pionnière dans son style...et il a gentiment répondu avec son trait d'humour qui le caractérise à quelques questions.
Ce fut un moment riche et délicat. Plus qu'un pont entre le Japon et la France, Dominique Buisson m'a dressé des passerelles entre le passé et la modernité, l'espace et le temps, entre différentes formes de création, au travers d'objets rapportés du japon, du plus désuet, kawaï au plus emblématique et précieux.
Ce moment d'échange entre nos deux Japon nous lie sur la terre de l'émotion et de la sensibilité. A vous d'en découvrir davantage...
Badges: Japonismes 2018 ^-^
Photos: KaT
Fillettes interprétant des petits démons Photo: Dominique Buisson
Livres pour les tout petits ^-^ Photos: KaT
Affiche d'Hibino Katsuhiko pour les magasins PRADO
MITSU impatiente à droite
Getas en laque
Peigne de maïko datant des années 70 Un livre de Harada Tetsuo

Préface de Issey Miyake pour le livre: Kimono, art traditionnel du Japon
Les livres de recherche
Photos: KaT
Photographies: Dominique Buisson
Quand avez-vous fait votre premier voyage au Japon? A quelle occasion?
Il y a fort, fort longtemps, dans
une galaxie lointaine, très lointaine…1975, premier stage aikidô et tir à
l’arc, et première immersion dans le Japon profond. J’étais padawan mais j’hésitais encore entre jedi et Dark Vador.
Maintenant je suis un vieux passant du
monde. Et une cinquantaine de voyages au Japon. Dont l’un des derniers, mon
premier en hiver, a été une vraie révélation. Je travaillais sur les fêtes du
feu en montagne et les festivals des « hommes nus ». Sont fous ces
Japonais !
Pourquoi avoir choisi principalement la photographie et l'écriture pour partager votre expérience japonaise?
J’avais commencé par la peinture
parce que je voulais exister et j’avais des certitudes artistiques. Puis je me
suis tourné vers la photo parce que la photo de reportage est plus aléatoire,
souvent une photo de hasard au détour du chemin. Et même si le reportage est
calibré dans tous ses détails, il reste toujours l’imprévu, la faute technique
qui crée autre chose, un train raté, ou un joli typhon… Après, il a fallut
écrire des textes pour accompagner les images. Et publier pour la presse
pendant une quinzaine d’années tout en vendant mes photos par agence. Les
articles de presse étant trop courts pour nuancer et trop sujets à coupes pour
des problèmes de mise en page ou de publicité, je suis passé aux livres et mon
écriture a évolué avec mon goût pour la recherche. C’est ce qui m’a passionné
pendant près de 30 ans. Aujourd'hui, je travaille moins pour l’édition et plus
en tant que consultant et qu’enseignant de civilisation japonaise. J’ai aussi
une écriture personnelle, poésie, nouvelles et romans, où le Japon y est
toujours présent, soit directement soit indirectement comme soubassement d’une
logique romanesque.
Qu'est-ce qui vous surprend le plus dans le comportement des japonais?
L’extrême respect des autres, la
fluidité des rapports sociaux, qui
peuvent aller jusqu’à l’infantilisation. Dans ce respect, il y a des notions
comme la propreté, l’hospitalité, le service…
En tant qu’étranger, je sais que dans
ce monde si « japonais », je serai toujours une chose autre, une
sorte de panda. Le panda est attirant, séduisant (parfois mignon) ; on
adore aller le voir. Mais on sait que le panda est un animal sauvage, qu’il
peut être dangereux. Alors, c’est plus sécurisant lorsqu’il est parqué, au zoo
ou dans la dénomination «gaijin» (qui signifie étranger en japonais).
Quelle est la rencontre, la situation qui vous a le plus transporté d'émotion?
La rencontre ? Celle d’une
fille dans le métro qui se trouvait séparée de moi par une foule compacte.
Echanges de regards insistants, rares à l’époque pour une Japonaise, pendant
plusieurs stations. Et puis…rien. Elle est descendue et j’ai continué mon
chemin. Je n’ai pas osé… Pourtant, à cette époque, je voyageais au hasard en
suivant des regards. Une tête sympa, un joli sourire, un groupe d’enfants
curieux, une grand-mère rigolote, je descendais au même endroit. Ensuite je
cherchais à me loger et je visitais. J’ai pu ainsi, pendant plusieurs
années, aller dans tous les coins du
Japon sans parler un mot de japonais à part « où sont les
toilettes ? », « merci », « bonjour »…, enfin une
dizaine de phrases simples.
Il y a eu aussi cette rencontre avec
une vieille nonne bouddhiste. Je cherchais un temple d’Hikone réputé pour ses
jardins et je me suis trompé de bâtiment. J’ai frappé à la mauvaise porte, on
est venu m’ouvrir, j’ai demandé à voir le jardin, il y a eu un regard
interrogatif mais aussitôt on m’a prié de rentrer (il faisait -6°). La personne
m’a conduit jusqu’à la supérieure qui m’a invité à aller voir le fameux jardin.
Or ce temple était un temple funéraire, consacré à la mémoire d’un célèbre
seigneur féodal. Et le jardin n’était composé que d’une immense croix gammée
(symbole de la roue des renaissances dans le bouddhisme) qui semblait posée sur
la neige. Impressionnant ! La nonne m’a invité à faire zazen et m’a
dit : « tout se passe ici et maintenant ».
Plus tard ce furent des émotions plus
culturelles. J’ai rencontré le grand couturier Issey Miyake, le graphiste
Tadanori Yokô, le créateur de kimonos Kubota Ichiku, de grands acteurs de
kabuki, de grands maîtres d’arts martiaux… Tous m’ont aidé à rencontrer
d’autres personnalités et à pénétrer d’autres milieux.
Au niveau de l’émotion, il y a la
rencontre avec les paysages japonais, particulièrement la région de Kumano avec
la cascade de Nachi et les Alpes japonaises avec les fameux macaques.
Comment qualifieriez-vous votre relation avec le Japon? Est-ce une histoire d'amitiés, voir presque d'Amour? Et pourquoi?
Ma relation avec le Japon est très particulière : j’ai longtemps été
lost in translation. J’adore ce pays, mais il y a des choses qui ne me
conviennent pas, comme les relations dans le monde de l’entreprise, mais j’en
comprends les raisons et la logique. Mon Japon est plutôt celui des artisans,
des petites gens. J’ai toujours été très intéressé par ce pays, intrigué serait
un mot plus juste, mais je ne crois pas être tombé dans l’adoration niaise. Je
ne veux pas être "tatamisé". Je veux garder vivace le désir d’y retourner, d’y
apprendre des choses, de me remettre en question. J’aime comme vous le savez
cet exil temporaire où il faut se faire et se défaire alternativement de la
France et du Japon. Le Japon me manque d’ailleurs plus dans ses petits détails
que dans ses grands monuments et même ses paysages. En fait c’est l’humain qui
me manque le plus.
Quels sont, selon vous, les points communs entre la scène artistique japonaise et française?
Les points communs, je ne sais pas…
Je sais qu’on peut (peut-être plus qu’avec d’autres pays) se rencontrer sur des
exigences communes (qualité, originalité, renouveau) mais bien que le monde se
« mondialise » de plus en plus dans l’uniformisation, il ne faut
jamais oublier que nos bases culturelles (la façon dont on aborde le monde)
sont très différentes, voire opposées. C’est pour cela que le Japon est
toujours aussi intrigant. Le corps et le groupe avant le cerveau et l’individu.
Si vous aviez seulement trois mots pour décrire la création artistique japonaise. Ce seraient lesquels?
Audace, honnêteté, corporalité.
Dans le cadre de Japonismes 2018, où la France actuellement à l'heure du Japon, je mets en avant à travers le blog, des artistes, des personnalités françaises ayant des "ponts" avec le Japon.Mais au fait, quelle est la symbolique du pont dans la culture et civilisation japonaise?
Le pont, vaste question. L’espace
japonais est un espace en deux dimensions ; la ligne de fuite n’est pas
recevable dans ces micro-paysages que sont les vallées japonaises. Tout est
petit ici. Il faut donc donner de l’importance non pas à la dimension métrique
mais au temps qu’il faut pour la franchir. D’où cette culture de seuils qui
marquent la succession d’espaces en deux dimensions. La troisième
dimension ? C’est de fait le passage, l’espace-temps qu’on appelle ma. Le pont est donc avant tout le lieu
où s’exerce le passage. Et je dirais, plus à travers l’expérience du corps que
de l’intention du symbole. Le pont relie, bien sûr, mais si l’on regard un pont
dans un jardin de thé, il est très souvent scindé en sections décalées pour
éviter la ligne droite trop autoritaire. Car il relie tout en séparant. Il est
comme la véranda dans la maison traditionnelle : elle sépare le jardin de
la maison, mais comme elle est sous le toit de la maison, elle est la maison,
mais comme elle est la première marche du jardin, elle est le jardin….
Autrement dit, elle est la synthèse du jardin et de la maison. CQFD.
Il y a un certain nombre de ponts
connus au Japon, les deux plus photographiés relient d’ailleurs le passé au
futur : c’est le pont Shinkyô qui mène au grand mausolée de Nikkô et le
pont Rainbow bridge qui nous emmène à Odaiba (Tôkyô). Mais aux ponts, je
préfère les passerelles qui enjambent les grandes rues dans les villes. Elles
ont souvent un petit côté années 50, vibrent un peu, permettent pour certaines
le passage des vélos par des rampes. Elles font parties de ces petits détails
dont je parlais tout à l’heure.
Le pont c’est aussi un lieu pour
l’imprévu. C’est pour ça que mon pont préféré est celui qu’emprunte l’avion
pour aller de Paris à Tôkyô. En altitude et pendant 12 heures, on s’y défait de
soi-même, on range son égo au fond des bagages et on se prépare à renaître. On
y fait des rencontres, on y observe ses semblables et on relative. Après 10
heures de vol, on a tous les yeux cernés, la joue froissée, les chevilles
enflées… mais on rêve tellement du pays que l’on va visiter.
Le titre de la manifestation Japonismes 2018 fait référence au premier engouement des artistes français pour cette culture, notamment chez les peintres du XIX ème siècle. Quels sont, selon vous, les artistes qui ont le mieux exprimé cette influence japonaise?
Le regard japonais est en partie
influencé par le bouddhisme. Il sait que tout n’est qu’illusion, il ne cherche
pas à démontrer mais à suggérer par le hors champs, en particulier. Celui-ci
suscite une interrogation et donc crée un mouvement qui est autre que pictural.
Il crée la vie sans la copier nécessairement. Le maître absolu pour moi de
cette capacité à donner vie est Hokusai. Les Impressionnistes ne s’y sont pas
trompés ; ils ont récupéré les cadrages décalés, le non peint, le vide et
surtout les sujets de vie quotidienne. Plus tard, il y a eu Foujita. Il est
pour moi, le pont parfait entre nos deux cultures. Arrivé en 1913 à Paris avec
son bagage traditionnel de peintre japonais, il a su devenir un artiste de
l’Ecole de Paris, sans renier sa culture tout en innovant. A terme il est
devenu comme la véranda, un artiste synthèse de l’Orient et de l’Occident.
Idem, encore plus tard, pour Issey Miyake…
Chaque fois que je vais au Japon, j'ai des sensations un peu exacerbées et certaines interrogations. Vous allez sûrement m'éclaicir la voie sur certains sujets.
Je trouve par exemple que les japonais sont de "grands enfants" dans leurs goûts, leurs comportements... et que Tokyo est une mégapole faite pour des enfants, par exemple, au travers de la signalétique dans la ville.
Comment peut-on expliquer cela?
De plus la culture kawaii met du mignon partout pour rendre le monde plus
« gentil ». Le kawaii a
toujours existé, même à l’époque Heian (794-1185), mais aujourd’hui, il est
devenu un tic, voire un toc. La population japonaise a une niveau de vie
relativement élevé et 80% de la population a le même. L’éducation est hyper
développée depuis le XVIIIe siècle. Donc il y a une grande
homogénéité qui favorise la stabilité et l’adhésion des règles de vie en
commun.
Pour moi, le Japon est le pays de la philocalie. D'où provient ce tel raffinement, ce sens de la justesse, de l'équilibre dans le beau?
Le raffinement japonais vient de
très nombreuses sources. La première peut-être est la violence de la géographie
qui implique destructions et renaissances régulières ainsi qu’un raffinement
extrême de « compensation ».
Deux conceptions esthétiques de
base : le mystère de la beauté discrète de la culture impériale ancienne
et les concepts de frugalité et d’abnégation des guerriers. A cela, il faut
ajouter deux préceptes religieux fondamentaux : l’humilité du transitoire
du bouddhisme et l’esthétique de la pureté du shintô. Ajoutez à cela
l’excellence des artisans à travers la dynamique de transformation et l’éthique
de partage, la culture du riz qui implique l’engagement et le sérieux de toute
la communauté villageoise, l’harmonie avec la nature (voir mon article dans
Esthétique du quotidien au Japon, in
IFM/REGARD).
Enfin, il ne faut pas oublier que, pour
les dirigeants japonais, comme pour ceux de la Chine ancienne, l’art est une
nécessité essentielle à un bon gouvernement.
Il y a une notion qui m'intrigue et que je trouve surprenante, c'est la notion "d'évaporé". Ce sont ces personnes qui disparaissent et que personne ne recherche. J'ai découvert ce phénomène avec le roman de Thomas B Reverdy " Les évaporés".
Pouvez-vous me parler de ce phénomène?
Je ne connais pas grand-chose des
évaporés. Il y a beaucoup plus de reclus, d’otaku,
d’hikikomori (ils vivent cloîtrés, coupés du monde pour une durée indéterminée), que d’évaporés, même si
le nombre semble augmenter significativement. Pour moi, la jeune génération "s'évapore" à travers les réseaux sociaux et c'est tout autant inquiétant.
Quel serait votre mantra pour un Mood World Idéal?
Il y en a deux :
Rêve ta vie ici et maintenant
On s’est rencontrés sur le bon chemin,
alors on se reverra.
^-^
L'actualité 2018-19 de Dominique Buisson:
- Cours de civilisation japonaise à Chartres,
Dreux. 2h tous les 15 jours, d’octobre à juin.
- Emissions mensuelle d’une ½ heure Instant Japon pour Radio Grand Ciel, d’octobre à juin.
- Prises de vue des œuvres du sculpteur
Harada Tetsuo pour son catalogue général.
- 8 octobre, conférence à Blois sur la
politesse au Japon.
- 21 octobre à 17h, conférence au
musée du Quai Branly sur l’esprit du bambou.
- 5 novembre, conférence à Blois sur
les geishas.
- 26 novembre, conférence à Blois sur
la lumière des cathédrales et l’ombre des temples bouddhiques.
- Consultant pour ARTE sur une série de documentaires qui seront diffusés à partir de décembre.
- Consultant pour ARTE sur une série de documentaires qui seront diffusés à partir de décembre.
- 10 janvier, conférence à Maintenon
sur les jardins japonais.
- Du 5 avril au 5 mai, invité d’honneur
à la biennale photographique #2 de Houdan.
Et pour avoir un deuxième oeil sur le Japon, vous pouvez découvrir le portrait d'Ambre Cardinal, créatrice de Bijou Mobil qui a de beaux liens avec ce surprenant pays.
Et si vous êtes curieux du phénomène des hikikomori, regardez le film de Bong Joon-Ho: Tokyo.
Bong Joon-Ho: Tokyo
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